dimanche 5 octobre 2008

500 millions de dollars sous la mer

LE MONDE 03.10.08 15h59
Colonisation...suite...

A qui appartient le fabuleux trésor de la Nuestra-Señora-de-las-Mercedes, cette frégate espagnole coulée il y a plus de deux siècles sous la mitraille anglaise au large du Portugal ? A Greg Stemm, le patron d'Odyssey Marine Exploration (OME), la société américaine qui, en mai 2007, a découvert, repêché et emporté discrètement en Floride un butin composé de 500 000 pièces d'argent, 5 000 pièces d'or et d'objets en métaux précieux ? Cette fortune reviendra-t-elle plutôt en Espagne, dont le gouvernement, furieux des "agissements moralement et légalement inacceptables d'Odyssey", revendique la propriété ? Ou faudra-t-il compter sur des recours de la part des milliers de descendants des 130 marchands espagnols qui avaient chargé à bord du navire, parti de Lima (Pérou) à destination de Cadix, les richesses qu'ils avaient amassées là-bas ?

C'est un juge du tribunal de Tampa (Floride), Mark Pizzo, qui est chargé de démêler l'écheveau. Premier acte de son enquête préliminaire, il a entendu les arguments des avocats de l'Espagne, le 22 septembre. Odyssey exposera les siens le 17 novembre. Ce n'est que le début d'une longue bataille judiciaire transatlantique qui a déjà éclaboussé au passage les relations entre l'Espagne et la Grande-Bretagne. N'est-ce pas par le territoire britannique de Gibraltar, port d'attache des navires d'Odyssey dans la région, qu'ont transité secrètement les monnaies anciennes avant d'être acheminées par avion aux Etats-Unis ? Dès l'annonce de la découverte, Madrid avait demandé à Londres et à Washington des "explications" sur les autorisations douanières ayant permis l'exportation de ce butin archéologique.

Les 17 tonnes d'or et d'argent de la Mercedes constituent le plus gros trésor jamais arraché aux fonds marins. Il est estimé à 500 millions de dollars (341 millions d'euros). Pour OME, jeune société récemment cotée en Bourse, c'est une aubaine. L'usage veut que 80 % à 90 % de la valeur d'un trésor trouvé en mer revienne à celui qui le découvre, le reste étant réparti entre les ayants droit. Dans ces conditions, Greg Stemm a beau jeu de souhaiter "la bienvenue à toutes les parties qui déposeraient une réclamation légitime". Bienvenus les descendants des marchands qui, selon les documents retrouvés dans les Archives des Indes à Séville, avaient entassé 697 621 pesos à bord de la Mercedes. Bienvenu aussi le gouvernement du Pérou, qui lorgne une part de ces pièces d'argent sous prétexte qu'elles ont été frappées sur son territoire.

Tout en préservant la juteuse part d'OME, un afflux de demandeurs ne peut que compliquer la position de l'Etat espagnol. Celui-ci plaide que la Mercedes, coulée le 5 octobre 1804 par un acte de guerre, naviguait sous pavillon espagnol. Du coup, estime-t-on à Madrid, pas un peso ne doit revenir au chasseur de trésors américain. En vertu de "l'immunité souveraine", un principe juridique reconnu sur tous les océans d'après ses avocats, l'Espagne devrait récupérer l'ensemble de la cargaison. Il est déjà prévu de la remettre au Musée national d'archéologie subaquatique qui doit ouvrir ses portes fin octobre à Carthagène, dans la région de Murcie.
"Ce n'est pas une question d'argent, mais de principe, explique José Jimenez, directeur des beaux-arts et du patrimoine au ministère de la culture. Nous souhaitons que l'opinion publique comprenne l'importance de la sauvegarde du patrimoine archéologique subaquatique." L'enjeu est énorme puisque, selon les experts, il y aurait plus de 400 épaves de galions et autres navires engloutis dans le détroit de Gibraltar.

Grâce aux progrès technologiques qui permettent d'atteindre de grandes profondeurs, cet immense magot sera bientôt à portée de main des chasseurs d'épaves : "Ces sociétés ne sont guidées que par le profit, elles ne respectent pas les protocoles archéologiques, nous voulons faire un exemple afin que les investisseurs de bonne foi sachent qu'il n'y a pas d'avenir pour ce type de pratiques", insiste M. Jimenez, pour qui "les mers sont les grandes oubliées de la sauvegarde du patrimoine de l'humanité".

Les dirigeants d'Odyssey ont attendu des mois avant d'admettre qu'il s'agissait de la Mercedes. Jusqu'au printemps dernier, les Américains refusaient de donner l'identité de l'épave et son emplacement précis, se bornant à utiliser un nom de code - l'opération "Black Swan" (Cygne noir) - pour désigner une découverte faite, selon eux, "dans les eaux internationales de l'Atlantique". Les autorités espagnoles soupçonnent OME, avec qui ce n'est pas le premier contentieux, d'avoir "ciblé la Mercedes dès 2004". Afin de prouver que le bateau est bien propriété de l'Etat espagnol, le cabinet d'avocats américain commis par Madrid s'appuie sur les registres de l'armée. Mais les sources documentaires ne manquent pas, car le naufrage de la frégate est entré dans l'histoire pour avoir été l'élément déclencheur de la guerre entre l'Espagne et l'Angleterre en décembre 1804.

Les deux pays étaient encore en paix, ce 5 octobre 1804 vers 8 heures, quand la flotte anglaise fondit sur la petite escadre espagnole composée de quatre frégates de guerre (la Mercedes, la Medea, la Clara et la Fama) et de quatre navires de commerce. José Maria Moncasi de Alvear raconte l'affrontement naval comme s'il y était. L'histoire, il est vrai, se transmet de génération en génération dans la famille de ce consultant en communication de Saragosse. Son aïeul, Diego de Alvear, était l'un des officiers de la Mercedes. Il aurait dû mourir, comme les 249 marins et leurs familles, quand les premiers boulets de Sa Majesté frappèrent la soute à munitions de la frégate. Or, il se trouvait ce jour-là à bord de la Medea, pour y remplacer le commandant, tombé malade.

Diego de Alvear vit donc le navire couler à pic, emportant sa femme, huit de ses enfants, un neveu, quatre domestiques, ses économies et divers biens familiaux. "Nous ne savons pas encore si nous allons réclamer quelque chose, explique son descendant. Le montant des avoirs qu'il avait enregistrés sur le navire n'est pas clair. De plus, nous avons appris que les Anglais lui ont accordé par la suite une indemnité de 6 000 livres.

Dans l'immédiat, les diplomates espagnols tentent d'amadouer le gouvernement péruvien. Madrid espère trouver rapidement un accord pour que, après la restitution du butin, une petite partie des monnaies aille à un musée de Lima. A charge de revanche, le Pérou ne pourrait-il pas ratifier la convention de l'Unesco pour la protection des biens culturels subaquatiques que l'Espagne appelle de ses voeux ? Il manque la signature de deux pays pour qu'elle soit enfin adoptée. "

Jean-Jacques Bozonnet

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